Nathalie

Roy

Romancière, Nathalie Roy a écrit la populaire série La vie épicée de Charlotte Lavigne, publiée chez Libre Expression et La vie sucrée de Juliette Gagnon

Voilà ce que je pense à quelques heures de la date fatidique : celle de la remise du troisième manuscrit de ma populaire série de livres de filles. En ce dimanche soir, on pourrait facilement confondre la romancière angoissée que je suis avec une romanichelle. J’ai passé le week-end habillée en mou, les cheveux sales enroulés dans un vieux foulard gris, le teint blafard et les yeux cernés. Je suis restée devant mon ordinateur à m’enfiler café par-dessus café pour finir d’écrire ce fichu roman de merde!
Et dire que mes lecteurs croient que j’ai une vie hyper glamour! Que je batifole d’un événement mondain à un autre, à boire champagne par-dessus champagne, à me gaver de foie gras et de macarons achetés à gros prix. Si seulement ils étaient là, en ce moment, à m’observer me torturer l’esprit pour écrire LA fin qui les ravira. Ils réaliseraient vite que mon quotidien n’a rien à voir avec celui de mes protagonistes. Je ne suis PAS cette héroïne qui tombe en amour avec des princes charmants contemporains, qui dépense comme une folle sans jamais recevoir son relevé de carte de crédit et qui est mince comme un fil même si elle s’empiffre de cupcakes. Un personnage, vous savez ce que c’est? Collègue Sanguinolent… Youhou! Je m’égare à penser à mes lecteurs. Je dois revenir à mon texte, les minutes sont comptées. D’autant plus que ce soir, j’ai un rendez-vous important. Crucial même. Collègue Sanguinolent m’a invité à prendre un verre. Finalement. C’est lui, le mec que tout le monde croit déséquilibré parce qu’il écrit des histoires d’horreur mais qui, au fond, est doux comme un agneau. J’ai d’ailleurs trop hâte de l’entendre bêler dans mes bras.
J’en arrache avec les hommes. Ils ne me comprennent pas. Ni moi, ni mon métier, ni mes horaires en dents de scie. Ils détestent aussi que je vive dans sa tête comme je le fais. Constamment, ils se plaignent que je ne leur accorde pas toute l’attention à laquelle ils ont droit. Pénible…
-Oui mais comment tu penses que ça se construit une intrigue de roman? Pas en te faisant des mamours à longueur de journée! J’ai tenté de m’expliquer à maintes reprises, mais en vain. Je me dis donc qu’avec un autre auteur, ce sera différent. Il sait, lui, ce que ça implique que d’inventer des histoires. Bip! Je n’y arriverai jamais! Mon cellulaire annonce l’arrivée d’un texto. Collègue Sanguinolent m’avise qu’il se rend au bar. QUOI! Il est déjà l’heure? Oh My God! Je vais être troooop en retard. Plus le temps de niaiser! Il faut choisir avec lequel des prospects mon héroïne va finir ses jours. N’arrivant pas à me décider, je décide de jouer la conclusion de mon récit à pile ou face. Catastrophe Toute fière de moi, je rédige les dernières lignes de mon livre, plus préoccupée par le temps qui file que par les mots que je couche sur papier. Je m’apprête à écrire LA phrase de la fin –Alléluia- quand mon petit appartement est subitement plongé dans le noir. Mon ordinateur s’éteint devant mon regard complètement paniqué. Non, non, non!

La panne d’électricité ne dure que quelques secondes, mais c’est suffisant pour emporter avec elle les quinze dernières pages de mon manuscrit.  Qu’est-ce qui m’a pris de ne pas sauvegarder mon travail du week-end? Innocente!

Complètement découragée, au bord de l’hystérie, je verse des larmes de rage. Par texto, j’informe Collègue Sanguinolent de mon contretemps et je l’implore de me donner une deuxième chance. Il ne répond pas. Je veux mourir.

La romancière angoissée que je suis débouche une bouteille de rouge et sur cent fois le métier, je remets mon ouvrage. En sacrant contre ce travail que j’adore plus que tout, mais qui ne me permet pas d’avoir une vie normale.