Nathalie
Roy
Romancière, Nathalie Roy a écrit la populaire série La vie épicée de Charlotte Lavigne, publiée chez Libre Expression et La vie sucrée de Juliette Gagnon
Je ne me suis jamais sentie aussi nulle de toute ma vie. Le manuscrit de mon nouveau roman est barbouillé de rouge, de la première à la dernière page.
Le pire, c'est que toutes ces rayures et commentaires négatifs ne viennent pas de mon éditeur. Si c'était le cas, je ne serais pas aussi dévastée. Ébranlée certes, mais pas roulée en boule dans mon lit, les joues inondées de larmes et les draps sur ma tête pour cacher ma honte.
Celui qui a ainsi vampirisé mon oeuvre, c'est Collègue Sanguinolent, le mec que je pensais séduire en me lançant dans l'écriture d'un polar. Eh bien, il faut croire que c'est raté.
Je le concède, il a beaucoup plus d'expérience que moi en matière de meurtres, lui qui a signé des dizaines de romans d'horreur. Mais je ne peux pas croire qu'il n'y a rien de bon dans mon histoire de tueur en série qui s'attaque aux femmes qui chaussent des sept, boivent des cafés latte à l'érable et portent des jupes à vélo.
-C'est quoi le lien? Quelle est la motivation de ton meurtrier? a-t-il écrit sur mon manuscrit.
Motivation, motivation...Pourquoi faut-il toujours justifier le comportement de nos personnages? Mon héroïne de chick-lit, quand elle s’achète un nouveau sac à main à trois-cents dollars, elle n'a pas besoin d'un motif. Elle le fait, c'est tout!
Cyclistes coquettes dans la mire
Mon assassin aime ça, lui, la pointure sept, se sucrer le bec et les cyclistes coquettes. C’est son droit, non?
Il semble que mon récit manque de... crédibilité. Mais qui veut lire des histoires vraisemblables? Les romans, c’est fait pour s’évader, surtout pas pour vivre notre quotidien banal.
Je l’attends de pied ferme, celui qui me sert de guide littéraire et qui doit se pointer pour notre première séance de travail. Je vais lui montrer que je ne suis pas la dernière des venues, côté écriture.
Je sors de ma cachette, décidée à effacer toute traces de ma crise de larmes. Devant le miroir, je m’interroge sur ma stratégie. Jouer à la femme forte est-elle la bonne façon de m’attirer sa sympathie ? Peut-être que je gagnerais plus son cœur si je faisais pitié ? Il va se sentir tellement coupable de m’avoir ainsi malmenée qu’il va me prendre dans ses bras pour me consoler. Et là, je pourrai transformer une simple accolade en une étreinte passionnée. Bon plan!
Je m’active à pâlir mon teint pour avoir l’air encore plus défaite, tout en enfilant une camisole à décolleté plongeant. Faut quand même pas tout négliger.
-Ding !
Voilà que Collègue Sanguinolent se tient devant ma porte, avec ses éternelles espadrilles rouges aux pieds et son sourire d’enfer. Lequel disparaît aussitôt qu’il aperçoit mes yeux rougis et mon air triste. Je lui explique que je ne dors plus depuis qu’il a révisé mon manuscrit.
-Je suis désolé... Vraiment.
Grève de la faim
Un pas dans la bonne direction, mon homme. Continue comme ça et tu vas bientôt être à moi. J’en remets en ajoutant que j’ai aussi cessé de m’alimenter tellement je suis dévastée. Là, il angoisse carrément, se demandant s’il ne sera pas bientôt responsable de la mort d’une romancière qui a fait la grève de la faim.
-En plus, mon chat est mort cette semaine !
D’accord, je n’ai jamais eu de minou, mais comment le saurait-il ? Je joue le tout pour le tout et j’appuie ma tête sur son épaule. Et c’est là que le miracle se produit, quand il m’encercle de ses bras fermes. Ça y est ! Dans dix minutes, on traverse dans la chambre à coucher.
Soudainement, la sonnerie de son cellulaire vient rompre le charme. Un texto qu’il s’empresse de consulter. Grrrrr…. Qui vient nous déranger ?
-Excuse-moi, c’est ma blonde.
Hein? Depuis quand n’est-il plus célibataire, lui ? Son statut Facebook n’indique pas «en couple». Quel menteur !
-Faut que j’y aille, elle va accoucher.
WTF ! Il m’en manque des bouts. Il me quitte précipitamment, me laissant seule avec mon roman hyper poche et une désillusion complète. Mes rêves de former un couple avec Collègue Sanguinolent s’évanouissent tout d’un coup et me font retourner illico dans mon lit. Toute seule.
ILLUSTRATION JOHANNA REYNAUD